Alix Tassememouille
La séquence de Sainte Eulalie est-elle un texte picard ?
Bourciez, dans sa Phonétique française : le picard et le normand sont caractérisés par le fait que [g] et [k] devant [a] ne sont pas palatisés. L'aire picardo-normande se situe « au dessus d'une ligne qui part à l'est de Mons, passe par Valenciennes, Cambrai, Saint-Quentin, Noyon, Beauvais, Evreux, Lisieux et Coutances, enveloppant donc à peu près la région où l'on prononçait tcherf [1] et tchité ».
Page 128, à propos de la palatisation de [k] et [g] devant [e] et [i] : « Dans la Picardie et le Nord-est, où te avait abouti à tche - et non à tse -, on prononçait au Moyen Âge tcherf, tchité ».
Il y a là une contradiction : l'aire où g et k+a se conservent (Normandie et Picardie) ne peut correspondre « à peu près à la région où l'on prononçait tcherf et tchité » puisque cette région regroupe « la Picardie et le Nord-est ». La seule zone qui se trouve concernée dans les deux cas est la Picardie.
À la fin de la première palatisation (entre les 3 ème et 6 ème siècles), on a eu un groupe Picardie + Nord-est s'opposant au reste du domaine d'oil, que nous appellerons groupe principal, en ceci que k+e et k+i donnent non pas ts mais tch.
Entre le 6 ème et le 8 ème siècles a lieu la seconde palatisation (celle de g et k devant a). Elle ne concerne pas la Picardie, ni la Normandie. À cette époque, donc, le groupe Picardie + Nord-est se scinde en un groupe picard (où la palatisation n'a pas lieu) et le groupe Nord-est (où elle a lieu). Le groupe principal se scinde de même, la Normandie (où la palatisation n'a pas lieu) s'en détachant.
On peut donc situer la « naissance » du picard entre les 6 ème et 8 ème siècles, ou même entre les 3 ème et 6 ème si l'on considère qu'il représente l'état ancien du dialecte du Nord-est, n'ayant pas connu l'évolution k ou g+a donnant tch et dj.
La séquence de Sainte Eulalie, premier texte littéraire en langue vulgaire pour le France, date de la fin du 9 ème siècle (881), d'une époque, donc, où le picard existait déjà. Elle appartenait à la bibliothèque de l'abbaye de Saint-Amand et se trouve actuellement à la bibliothèque de Valenciennes. Elle n'a donc pas quitté le pays picard. Est-ce pour autant une oeuvre écrite en dialecte picard ?
Le latin (ecclésiastique) « diabolus » a donné « diable » en francien, « diaule » ou « diavle » en wallon et en picard. Un « diaule » apparaissant au vers 4, on peut penser déjà que le texte est wallon ou picard.
Selon Bourciez (op. cit.) le latin « causa » a donné en ancien français tchauze, puis tchoze : il y a eu palatisation. Le [au] latin n'a pu passer à [o] qu'après la palatisation du [k] devant [a] (en effet, il n'y a pas palatisation devant [o]) : « cette évolution - au - o - est forcément postérieure à l'époque où c est devenu ch dans « chose » (= causa), « chou » (= caulis), transformation qui ne pouvait se produire que devant l'a encore intact de la diphtongue » (Bourciez, p. 98). « Le changement - k devant a - tch - était accompli avant que au se fût réduit à o simple (dans chose = causa), c'est à dire avant la fin du 8 ème siècle. D'autre part, il n'est pas antérieur à l'introduction d'un grand nombre de mots germaniques (marche = marka, Charles = Karl etc.) » (Bourciez, p. 135).
Donc, au 7 ème ou au 8 ème siècle, le francien a pour « causa » tchauze et, dès le 9 ème, tchoze (les « Serments de Strasbourg [2] » donnent « cosa », en 842). Le picard, lui, a kauze puis koze.
La séquence de sainte Eulalie est de la fin du 9e siècle. Si sa langue était le roman du principal groupe d'oil, ou encore le Wallon, on devrait trouver dans le texte « chose » et non « cose » (mot picard et normand). Or, c'est « cose » et même « kose » que l'on trouve (vers 9 et 23).
Comme le texte ne peut être normand (à cause de « diaule », cf. ci-dessus) il y a de très grandes chances pour qu'il soit picard... Dans le poème c+o, comme c + consonne, note toujours le son k : cose, corps, conselliers, colomb, clementia... De même k+o ou k+consonne : eskoltet (= écoute), Krist. Logiquement, « cose » et « kose »,, ne peuvent se prononcer que koze.
On nous objectera que les « Serments de Strasbourg » donnent « cosa » et ne sont certainement pas picards. Nous répondrons qu'en 842, quand on écrivait le roman, le son tch ne devait pas encore être noté comme tel, et qu'on se contentait du « c » de l'étymon.
En effet, dans le texte des « Serments », on trouve un autre tch, et il est également transcrit par un c : « cadhuna » (= chacune). Le son ch n'étant pas connu du latin classique, aucun graphème ne le représentait dans l'alphabet latin. Quand on commença, au début du 9e siècle, à essayer d'écrire le roman, on ne sut comment transcrire ce son, et on se contenta d'abord du c étymologique.
Nais on assiste dans « Eulalie » (quelques décennies plus tard) à des essais de notation de ce phonème. Si le c de « pulcella », « decels », « celle », « ciel » représente tch, il reste étymologique. Par contre le tc de « manatce » et le cz de « czo » (= ça) représentent des essais de notation nouvelle (cf. infra).
Ce qui nous assure, en tout cas, que le c de « cose » note bien un k, c'est que ce même mot est écrit également « kose », et que ce k, lui, n'est pas étymologique : ne s'explique donc que si le son noté est bien k.
Remarquons que l'orthographe est hésitante: cose / kose, Krist / chrestiien... tc et cz constituent sans doute deux graphèmes pour un même son tch ou ts, déjà noté simplement c devant e et i ( pulcella, ciel...).
À un son peuvent correspondre deux graphèmes (ou plus).
Cependant, il semble bien que, si le texte est picard, un graphème, devant une même lettre, ne puisse se prononcer de deux façons différentes. Ainsi, devant e et i, c se lit toujours tch ; devant o, toujours k, ainsi que devant une consonne; la lettre k se lit toujours k, de même que ch. Le scripteur a donc fait preuve de rigueur là où c'était indispensable (rappelons que dans les « Serments de Strasbourg », co se lit tantôt ko, tantôt tcho, ce qui, évidemment, est gênant).
Par contre, si le texte était francien, co et ko devraient se lire tantôt ko, tantôt tcho, comme dans « cose », « kose »... De même chi devrait se lire tantôt ki, comme dans « chi » = qui, et tantôt tchi, comme dans « chief ».
Devant consonne, ch note à coup sûr le son k : « chrestiien » et « Christus »/ « Krist ». Dans cette position, les graphèmes ch et k sont donc ressentis comme équivalents. Dans « Eulalie », ch apparaît aussi devant i : « chi » (= qui), « chief », « chielt ». Quel phonème représente-t-il dans cette position ? chi n'a pu se prononcer que ki. Devant e, « Eulalie » donne toujours qu (qu'elle, onque...). Pourquoi un graphème différent devant i ? Peut-être par analogie avec des formes comme « chief », « chielt », prononcées en picard kièf, kièlt ? Si le texte n'est pas picard, la forme chi pour ki est aberrante.
Le scripteur a pu choisir de conserver qu devant e et d'adopter ch devant i, ch ayant déjà le son k devant consonne (et n'oublions pas qu'en latin ch représente toujours un k).
N.B. Si le texte n'est pas picard, le groupe ch dans « chielt », « chief », représente tch. Et le c de « cose » représenterait de même tch (chose). Pourquoi alors le scripteur n'aurait-il pas écrit 'chose', le graphème ch pour tch étant utilisé par ailleurs, et toute la difficulté étant de noter ce phonème ?
Exemples dans « Eulalie » : « pulcella », « cels », « celle », « ciel ». S'il s'agit bien d'un texte picard, devant e et i, c se prononce tch et non ts.
Hypothèse : en Picardie, tch est d'abord noté c devant e et i, mais, cette lettre étant utilisée en France pour transcrire ts, les scripteurs picards abandonnent c pour ch, signe utilisé par les Franciens pour tch. Ils avaient antérieurement abandonné ch pour noter k. Donc, entre « Eulalie » et les textes picards suivants (plus de deux siècles plus tard... la mutation a eu tout le temps de se faire ! ), le graphème ch est abandonné pour k, c pour ch, ce dans les positions que nous avons étudiées :
ch + i (prononcé ki) ---- k + i. c + e (prononcé tche) --- ch +e. c + i (prononcé tchi) --- ch +i.
Ces graphèmes représentent donc ts . Le cas de « czo » (V.21) est à peu près clair : le scripteur ne pouvait utiliser c seul devant o pour représenter tch, puisque devant o, c a toujours valeur de k (sauf dans les « Serments de Strasbourg », cf. supra). Il a alors recours à un graphème expérimental cz.
z valait ts en finale : « paramenz » (vers 7), - mais on trouve au vers 16 « empedementz », il y a donc hésitation entre z et tz.
Le scripteur a forgé un graphème cz où le c est étymologique, tandis que le z indique la présence d'un t ? A noter au vers 22 un graphème zs valant probablement ch, dans « lazsier ». En ce qui concerne tc, dans « manatce », on peut penser à une hésitation du même type que celle qui apparaît entre z et tz.
On aurait pu en effet trouver simplement ' manace'. Les graphèmes tc et cz ne nous donnent aucune indication supplémentaire sur l'appartenance dialectale de l'auteur de la séquence d'Eulalie, mais le tableau (ci-dessous) est suffisamment éloquent. Sans aucun doute, ce poème écrit il y a plus d'un millénaire est bien picard.
Alix Tassememouille.
Verchocq, janvier 1979.
TABLEAU DES GRAPHÈMES
REPRÉSENTANT DANS « EULALIE »
LES SONS
k ET
tch OU
ts
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graphèmes | prononciation |
c |
devant e, i. pulcella, cels, celle, ciel. | tch si le texte est picard ts si le texte est francien. |
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devant o , cose, corps, conselliers, com, colpes, coist, concreidre, contredist, colomb. | k seule exception, dans cose, c note tch si le texte est francien. |
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devant r et l concreidre, clementie. | k |
|
devant z ( czo) cf.infra. | |
k |
(devant consonne ou voyelle) kose, eskoltet, Krist. | k seule exception dans kose, k note tch si le texte est francien. |
qu- |
n'apparaît que devant e : qu'elle (2 fois), onque, nonque, qued (2 fois), que. | k |
ch |
devant consonne : Christus, chrestiien. | k |
|
devant i : chi (=qui), chief, chielt. | k dans tous les cas si le texte est picard. k pour chi, tch pour chief, chielt si le texte est francien. |
tce |
manatce. | tch (picard), ts (francien). |
cz |
czo (=ça). | tch (picard), ts (francien). |
[Note 1] dans le texte original, l'auteur utilisait des notations phonétiques - s tchètche pour le son ch - que nous avons transcrites de manière littérale et phonétique (en italiques violettes), n'étant pas sûr de la correspondance ISO8859-1 (note YS).
[Note 2] Discours des fils de Charlemagne quand ils ont pris possession de leurs pays respectifs, écrits respectivement en langues latine, française et franque (note YS).