En mémoire de Gaston Vasseur, un des plus grands écrivains picards, un des plus grands défenseurs de la langue de notre pays, mort en 1971, et que Nibas, son village natal (dans le Vimeu) vient d'honorer en lui dédiant une sa plus grande rue, voici un conte de lui, puisé dans son recueil « Histoires du vieux temps », publié en 1969.

La bête Canteraine
(Légende du Vimeu)

Dans le vieux temps, il y avait des seigneurs partout. Il y en avait de très riches bien entendu et puis d'autres entre les deux.

Il y en avait un qu'on appelait Camp d'Avènne. Il était connu comme le loup blanc, et riche comme Crésus. On a toujours dit qu'il avait 365 villages à lui tout seul. Autant que de jours dans une année ! Le pire, c'est qu'il était querelleur comme un chien, et mauvais comme un loup. D'abord, il passait tout son temps à chercher querelle à tout le monde.

Par bonheur, un beau jour, tous les seigneurs, les grands comme les petits, les vieux comme les jeunes, ont décidé de s'en aller, tous ensemble au diable vauvert faire la guerre aux Turcs. Ils sont partis d'Abbeville. C'était Camp d'Avènne et Godefroy de Bouillon qui commandaient l'armée.

Camp d'Avènne est resté parti 20 ans ! Vingt ans à se battre pour un oui ou pour un non, contre n'importe qui ! 20 ans à faire les 400 [119 en fait NdT] coups !

Pourtant, il a fini par revenir, avec l'idée en tête de continuer toutes ses batailles. C'était plus fort que lui ! Il était comme possédé par le Malin !

Justement, en rentrant chez lui, il a appris qu'un autre seigneur avait profité qu'il n'était pas là pour lui voler son château.

Quand il a vu ça, il a eu une colère noire. Il en écumait comme un chien enragé. Il ne se reconnaissait plus. Il s'est mis à courir tout droit devant lui, comme quelqu'un qui n'a pas tous ses sens. Il est arrivé au pied de l'Abbaye de Centule (Saint Riquier). Il y a mis le feu et ensuite a tout pillé et brûlé alentour. Plus loin, il a tué un pauvre vieux curé dans son église, parce qu'il avait dit du mal de lui dans son prétoire.

Son plus grand ami, Robert, lui avait dit un jour qu'il n'avait pas raison de faire tous ses méfaits. Qu'est-ce qu'a répondu Camp d'Avènne ? Rien ! Il a tué son ami comme une mouche !

Cela fait qu'il était brouillé avec tous ses gens, avec tous ses plus vieux amis. Ses domestiques, quand ils le voyaient arriver, tremblaient comme des feuilles!

On entendait parler de lui à plus de dix lieues à la ronde. Il n'arrêtait plus de tuer, de voler et de brûler, n'importe où [qu'il soit].

La nuit, les pauvres gens n'osaient même plus fermer les deux yeux complètement, de peur que Camp d'Avènne vienne sans qu'ils l'entendissent. Les vieux gens disaient comme ça qu'on n'avait jamais eu si peur depuis Garamond et Isambart, du temps qu'on se cachait dans les souterrains avec toutes les bêtes, les vaches, les veaux, les chevaux, les brebis, en attendant que les Normands fussent passés (partis).

- Il est mauvais comme un loup, ce "nom d'un tonnerre" là, qu'on disait partout.

- Quand est-ce qu'on sera débarrassés de sa peau? Quand est-ce qu'on pourra vivre un peu tranquille, et travailler sans trembler ?

Les années passaient comme ça, l'une après l'autre. Mais voilà-t-il pas qu'un beau jour, on a entendu dire que Camp d'Avènne avait eu une telle colère qu'il s'était mis à hurler comme une bête sauvage, si fort qu'il était tombé à la renverse, raide mort. Ce qu'il y a de plus fort, c'est que c'était vrai !

- Camp d'Avènne est mort! Camp d'Avènne est mort! En moins de rien, comme une fusée, on l'a su partout.

Les gens en étaient comme étourdis. Ils ne pouvaient pas le croire, les pauvres gens! La nuit, ils n'ont pas été capables de fermer leurs yeux une demi-minute! Sur le coup de minuit, dans toutes les mares, dans les ruisseaux, dans les rivières, toutes les grenouilles se sont mises à chanter ensemble, autant qu'elles ont pu. Elles faisaient un vacarme du diable, à assourdir les sourds, à réveiller les morts.

Puis, sans qu'on s'y attende, comme ça, sans savoir pourquoi, plus rien. Mais rien du tout ! Pas plus de bruit que dans une église après les vêpres ! Ca a duré cinq minutes comme ça, peut-être dix…

Tout à coup, on a entendu des hurlements comme un orage, à faire trembler les fenêtres, puis un bruit de ferraille, et de chaînes comme si toutes les vaches du coin étaient parties ensemble en traînant leurs chaînes et leurs piquets. Heureusement que le vacarme infernal n'a pas duré longtemps ! Mais le lendemain, ce fut encore la même chanson. Sur le coup de minuit, les grenouilles ont recommencé, et le reste aussi. Et le surlendemain, encore la même chose !

On a fini par savoir le fin mot de ce qui se passait. Camp d'Avènne était mort, et bien mort, mais on n'a jamais retrouvé son corps parce que, aussitôt mort, il a été changé en loup, avec des pattes, des oreilles, un museau et une queue !

C'est depuis ce temps-là qu'il rôde la nuit en criant comme un loup et en traînant des montagnes de chaînes attachées à son dos, à sa queue, à son coup et à ses pattes.

Comme il commence toujours par faire chanter les grenouilles, il y a longtemps qu'on ne l'appelle plus Camp d'Avènne. On dit Canteraine [note].

Il y a si longtemps que cette histoire là a eu lieu que certains disent que la bête Canteraine ne passe plus jamais. D'autres disent qu'elle vient encore mais qu'on ne l'entend plus parce que sa voix s'est cassée.

Pourtant, grand-père Cassifar nous racontait toujours qu'il avait vu et entendu la bête plus de vingt fois en revenant d'abattre des arbres dans les bois.

- D'abord, qu'il disait, le bûcheron, vous n'avez qu'à venir avec moi, une nuit où il fera un noir de taupe. Je vous amènerai à l'Enfer (1), au bois d'Huqueleux ou bien du côté du chêne à loup (2), sur le coup de minuit…

Mais il faut dire qu'il n'y en a jamais eu un qui s'est risqué à aller avec lui…

Gaston VASSEUR

Nibas (Vimeu, 80)

dans « Histoères du Viu temps » (Histoires du vieux temps)

Abbeville - 1969.

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(1) lieu-dit à Nibas (Vimeu)

(2) lieu-dit dans la forêt à côté de la ville d'Eu

Maintenant, vous savez pourquoi il y a encore aujourd'hui dans le Vimeu, l'Amiénois, le Ponthieu, le Santerre, l'Artois, tellement de lieux-dits du nom de « Canteraine » !


Traduit (approximativement) en français par Yves Sagnier

Note : cante = chante, raine = grenouille, en picard, ou en vieux français NdT