écrit en septembre 1995, mis à jour en août 1999

Commentaires sur les articles
de cosmologie de Sakharov
contenus dans les « Oeuvres Scientifiques »
(Editions Anthropos, Paris)

Yves SAGNIER

1. Préambule

Les textes concernés par la cosmologie sont les articles 6 à 13, ainsi qu'une série de commentaires préalables par Sakharov lui-même sur l'ensemble de ces articles. On trouve aussi trois textes de chercheurs occidentaux relatifs aux articles de Sakharov :

- « La physique des particules élémentaires » par J.D. Bjorken du FermiLab

- « Le nombre baryonique de l'univers » par J. Iliopoulos de l'ENS Paris

- « Asymétrie Matière - Antimatière » par L. Susskind de Stanford

La série d'articles constitue un enchaînement de modèles cosmologiques et de lois sur certains aspects de la physique des particules qui semble décousu de prime abord, mais dans lequel on trouve des fils conducteurs. En fait, il faut parfois regarder dans le texte sur les particules pour trouver un modèle d'univers, et en tout cas il faut lire le tout pour avoir une image totale de chaque partie qui est répartie tout au long des articles !

Les fils conducteurs sont en l'occurrence :

- la répartition inhomogène de matière dans l'univers ;

- l'asymétrie matière - antimatière (pourquoi y a-t-il - nettement - plus de matière que d'antimatière ?)

- la conservation du nombre (ou de la charge) baryonique ; c'est à dire : « le nombre de quarks moins celui d'antiquarks est-il constant au cours du temps, ou bien diminue-t-il (en valeur absolue) ce qui entraîne la non stabilité - et l'inéluctable désintégration - du proton ?

- les phénomènes de symétrie CPT [1] à l'échelle de l'univers et le problème de la singularité initiale ;

- la répartition de l'univers en « feuillets » d'espace-temps entre lesquels peut s'échanger de la matière ;

2. La violation de CP

L'idée initiale (article 6) est d'expliquer la répartition inhomogène de la matière dans l'univers en imaginant qu'elle se concentre dans des zones d'effondrement gravitationnel (appelées objets P.C. ou Post-Collapse). Ce doit être plus ou moins l'équivalent des trous noirs.

Les textes suivants visent à expliquer l'asymétrie matière - antimatière dans l'univers, spécialement en ce qui concerne les baryons (particules de matière sujettes à l'interaction forte). A l'époque où les premiers articles ont été écrits (fin des années 60), le modèle des quarks de Gell-Mann et Zweig n'était pas encore complètement entré dans les moeurs, mais Sakharov l'utilise (avec des notations curieuses). Il considère que l'asymétrie matière - antimatière est une conséquence de la violation de la symétrie CP. Celle-ci, conjecturée dès 1958, n'a été découverte expérimentalement qu'en 1964 et dans ses articles de 1965 Sakharov ne semble pas avoir connaissance de cette dernière découverte mais il est néanmoins convaincu de sa réalité et affirme qu'elle entraîne ce qu'il appelle la « violation de la symétrie C » (c'est à dire l'inégalité numérique matière - antimatière, à ne pas confondre avec la « violation de l'invariance C » qui ne repose pas sur le nombre respectif de particules des deux espèces, mais sur les propriétés de chacune c'est à dire les phénomènes qui peuvent leur arriver [2] . C'est juste un problème de vocabulaire).

Comment une violation de CP peut-elle entraîner une différence entre le nombre de particules de matière et d'antimatière ? Simplement parce qu'alors les probabilités d'occurrence de certaines réactions « conjuguées » sont différentes, ce qui fait que statistiquement celles produisant de la matière surviendront plus souvent que celles produisant de l'antimatière, bien que toutes les deux soient possibles en théorie (quant à savoir pourquoi ces probabilités sont différentes... on ne fait finalement que repousser le problème [3] ).

3. L'univers jumeau

Dans l'article 7, outre ce qui précède, Sakharov postule également l'existence d'un univers « inversé » avant l'instant zéro, c'est à dire un univers dans lequel l'entropie croît selon |t|. Vue depuis l'instant initial, l'image est celle de deux univers qui partent à entropie croissante suivant deux directions opposées du temps. Vue linéairement, avec une seule direction du temps, ce phénomène se traduit par un univers ayant toujours existé, dont l'entropie a décru jusqu'à l'instant zéro, date à laquelle l'univers s'est retourné comme un gant ( !), produisant une symétrie P et est reparti dans le sens des t positifs.

image 1

L'Univers double de Sakharov

L'ensemble du schéma est CPT invariant : à tout instant t, l'état de l'univers est le CP (ou CPT ?) symétrique de celui de l'instant -t.

Question : La matière composant l'univers avant t=0 est-elle de la matière ou de l'antimatière ?

En fait, cette question a peu de sens puisque la notion d'antimatière dépend du référentiel spatio-temporel dans lequel on l'observe... Il faut la préciser.

Disons : si on regarde le schéma total dans le sens du temps de notre partie d'univers, voit-on de la matière ou de l'antimatière ? La réponse se trouve page 96 des « oeuvres » où Sakharov dit qu'il y a un excès d'antiquarks avant t=0. Bien entendu, cette seule affirmation n'est pas satisfaisante. Que se passe-t-il si on observe cette matière dans l'autre sens, c'est à dire suivant l'entropie locale croissante ? On voit des atomes se constituer, une vie émerger etc. Mais est-ce de la matière ou de l'antimatière ? Je n'en sais rien.... Sauf que dans un repère qui serait PT inversé, ce serait de nouveau de la matière (sauf si Sakharov se trompe).

Le schéma est donc le suivant :

image 2

Univers et symétrie globale CPT

J'avais d'abord cru que ce modèle était là pour expliquer l'asymétrie matière - antimatière actuelle, mais ce n'est pas tout à fait exact : Sakharov précise bien que cette asymétrie est due à des effets de violation CP survenus dans l'univers en expansion après l'instant zéro. Le schéma miroir est imposé ensuite pour retrouver une symétrie CPT globale de l'univers, ce qui, en retour, impose des contraintes sur l'instant zéro.

A t=0, on a donc une singularité, de diamètre nul (Sakharov l'appelle l'hypersphère singulière d'étendue zéro). Mais pourquoi une singularité, au fait ? L'univers s'inverse spatialement, ce qui est un processus continu. Le temps ne s'inverse pas, qu'est-ce qui crée une singularité ?

Avant t=0, on a dS/dt <0 : l'entropie baisse avec le temps. ceci s'inverse ensuite mais en t=0, on a dS/dt = 0 (entropie minimale), donc cela reste continu.

Ce qui pose problème, ce sont les quantités conservatives des particules et en particulier, ce que Sakharov appelle la « charge combinée baryons - leptons ». Devançant les théories de grande unification de quelque 10 ans, Sakharov essaie de définir une quantité qui soit conservée malgré l'instabilité des baryons. Cette dernière impliquant que la charge baryonique B n'est plus conservée, Sakharov se rabat sur un nombre combinant la quantité de baryons à celle de leptons : 3B-L. Cette formule n'a pas été reprise telle quelle depuis, aujourd'hui on penche plutôt pour B-L, mais c'est le principe d'une charge combinée qui est intéressant. Cela signifie que les baryons en se désintégrant créent des anti-leptons (et c'est vrai). Le facteur 3 de Sakharov provenait du fait qu'un quark peut donner un positron (par désintégration bêta), et que le nombre baryonique du premier est 1/3 alors que le nombre leptonique du second est -1. Le facteur 3 a disparu aujourd'hui à cause de l'introduction de nouvelles particules intervenant dans le calcul et ayant une charge combinée non nulle (bosons de Higgs).

En tout cas, cette charge combinée risque de poser problème en t=0 si elle n'est pas nulle car alors, la fonction << charge combinée = f(t) >> ne serait pas C symétrique (en effet, la charge combinée change de signe si on remplace toutes les particules par leurs antiparticules). Sakharov étudie les différents cas possibles mais ne conclue pas.

4. L'entropie et le sens du temps

Dans tous les cas, on sait que la perception de l'écoulement du temps est lié à des phénomènes d'accumulation d'information qui augmentent l'entropie. De ce point de vue, l'hypersphère singulière est le véritable point de départ de l'univers double.

Si une vie s'est développée dans l'autre partie de l'univers, elle ne saurait rien de nous. Nous serions réciproquement dans le passé lointain de l'autre ! Aucun message (sauf transfert hyperspatial - voir le paragraphe suivant) ne pourrait passer de l'un à l'autre.

Remarque : Sakharov a réalisé là une symétrie CPT totale. D'habitude, cette symétrie s'applique localement en signifiant que les lois de l'univers ne seraient pas modifiées en effectuant son inversion totale mais à l'instant présent (T renverse le sens d'évolution des phénomènes, pas la valeur de T elle-même). Il y a là une idée intéressante : si on fait de même pour P, cela reviendrait - non pas à effectuer la symétrie-miroir totale de l'univers - mais à l'effectuer partout de manière locale. Comme c'est dur à expliquer par des mots, voici l'équivalent graphique :

image 3

Dans un cas, on renverse tout, dans l'autre, on garde la position des objets qu'on inverse localement. Ça n'est pas du tout la même chose et en mécanique quantique on utilise une opération similaire avec la rotation de 360° locale qui inverse la fonction d'onde des fermions. Je ferme la parenthèse mais ce point est à creuser.

Feynman avait postulé que l'antimatière n'était que de la matière qui remontait le temps (il s'est aperçu ensuite qu'il fallait y adjoindre une symétrie-miroir). En particulier, cette hypothèse se vérifie sur ses diagrammes spatio-temporels explicatifs des réactions simples. Mais elle ne marche plus quand on considère la constitution possible d'atomes d'antimatière. En effet, dans ce cas, cette agrégation nécessite un sens d'écoulement du temps (ou tout au moins d'augmentation de l'entropie) qui soit unique. Peut-être est-ce pour ça qu'on n'en voit pas ? Cela violerait le 2nd principe dans le repère temporel « comobile » de l'antimatière ! on ne peut avoir que des antiparticules à vie brève et dont l'évolution est symétrique par rapport au temps et n'engage aucun processus dissipatif d'entropie...

Par conséquent, si à l'instant zéro, il y avait cohabitation de la matière et de l'antimatière, chacune est partie dans un sens opposé, celui de sa propre entropie croissante.

On peut aller encore plus loin : peut-être l'entropie est-elle un concept préalable à tout autre et est-ce la séparation matière antimatière qui a créé ce qu'on appelle le temps. Ce serait donc le 2nd principe qui aurait créé l'univers !

5. L'univers à feuillets multiples

La notion de feuillet chez Sakharov est assez différente de ce qu'on peut imaginer. Il ne s'agit pas de « mondes parallèles » coexistants, mais de cycles successifs d'expansion et de contraction de l'Univers (ou d'univers différents ?) séparés dans le temps par des durées... infinies. On peut représenter le schéma total comme suit :

image 4

Notons que ces cycles ne se raccordent pas ! L'expansion du cycle 1 se poursuit indéfiniment, sans jamais atteindre le suivant qui, lui, débute dans un passé infini, mais après l'autre. On effectue des sauts infinis. Quant à l'expansion qui suit une contraction, on pourrait penser qu'elle part de ce qui reste de cette dernière, mais Sakharov laisse à penser le contraire. Pour lui, il n'y a qu'une fois dans l'histoire qu'une telle chose a pu se produire, c'est à la singularité PT dont nous avons déjà parlé. Il est préférable qu'aucun des cycles ne se raccorde à l'autre, car alors pour des raisons de symétrie, il faudrait encore une autre singularité (sauf si le nombre baryonique est nul à ce moment) et Sakharov n'en veut décidément pas.

Mais quel peut être l'intérêt de tous ces univers qui se suivent à la queue leu leu sans communiquer ? En fait, ils communiquent, par transferts de matière, non pas d'une manière globale mais par « effondrements » locaux. A ce moment, il y a quand même continuité de géométrie d'espace-temps, mais là aussi localement (un feuillet n'est pas la continuité du précédent, ne serait-ce que par le fait que l'évolution de chacun est infinie).

Les cycles d'expansion tendent asymptotiquement vers des univers plats dans lesquels la matière tend à se rassembler et se contracter sur elle-même autour de points d'accumulation, ce qui crée des objets que Sakharov nomme « Post Collapse » (PC), c'est à dire sans doute ce qu'on appellerait, nous, de bons candidats trous noirs. La différence, c'est que, pour Sakharov, un objet PC ne se rétracte pas indéfiniment (dans l'hypothèse actuelle du trou noir, la matière n'en finit pas de se condenser, déformant par là tout l'espace-temps et créant une sorte de « hernie » dans laquelle elle fuit sans possibilité d'y échapper, ce qui oblige à la fois le temps et l'espace à « enfler » en dehors de la géométrie normale) mais qu'en fait sa matière passe dans le feuillet suivant.

Dans les oeuvres scientifiques, le processus est représenté par le schéma page 118 (figure 1), et expliqué dans l'annexe 1 page 123. Il y a création d'une région hypertorique raccordant les deux feuillets - sans espace-temps au milieu - avec continuité des géodésiques en deçà d'un rayon limite (la « gorge »). C'est le « transfert hyperspatial » direct (à ne pas confondre avec la théorie « trou noir - fontaine blanche » via un « trou de ver », évoquée par Wheeler et Hawking, où le transfert est indirect et non continu, les coordonnées de temps et d'espace devenant... imaginaires).

Sakharov impose des contraintes :

1) les collapses ne surviennent que dans un feuillet en contraction (pourquoi ?) et inversement, les résurgences de matière n'apparaissent que dans les feuillets suivants en contraction ;

2) ces collapses/transfert de matière surviennent à un âge avancé de l'univers (vers la fin pourrait-on dire, bien que l'expansion soit infinie) et la résurgence au début de la contraction du feuillet suivant (ou plutôt à des temps négatifs très grands) ;

3) le transfert de matière semble transmettre la mémoire d'un feuillet dans l'autre, ce qui explique que les premiers univers suivant la singularité sont moins « plats » que les suivants (cf. figure 2 page 122) ;

4) deux feuillets successifs ont la même flèche du temps sauf entre le premier et le -1ème qui sont reliés par une singularité inversant C, P et T.

Et c'est tout pour le moment...

6. Référence des articles

6.1 Articles sur la cosmologie

Article 6 « Phase initiale d'un univers en expansion et apparition d'une distribution non uniforme de la matière », ZhETF 49 : 345-358 (1965) ; Traduction dans Sov. Phys. JETP 22 : 241-249 (1966)

Article 7 « Violation de l'invariance CP, asymétrie C et asymétrie baryonique de l'univers », ZhETF Pis'ma 5 : 32-35 (1967) ; Traduction dans JETP Lett. 5 : 24-27 (1967)

Article 8 « Courants quark-muoniques et violation de l'invariance CP », ZhETF Pis'ma 5 : 36-39 (1967) ; Traduction dans JETP Lett. 5 : 27-30 (1967)

Article 9 « Les antiquarks dans l'univers » dans « Problèmes de Physique Théorique », publication commémorative pour le 60ème anniversaire de N.N. Bogolynbov, Nauka, Moscou, 1969, pp. 35-44

Article 10 « Un modèle cosmologique multi-feuillets » Pré-tirage, Institut de Mathématiques Appliquées, Moscou, 1970

Article 11 « Asymétrie baryonique de l'univers », ZhETF 76 : 1172-1181 (1979) ; Traduction dans Sov. Phys. JETP 49 : 594-599 (1979)

Article 12 « Modèles cosmologiques de l'univers avec inversion du vecteur temps », ZhETF 79 : 689-693 (1980) ; Traduction dans Sov. Phys. JETP 52 : 349-351 (1980)

Article 13 « Température maximale du rayonnement thermique », ZhETF Pis'ma 3 : 439-441 (1966) ; Traduction dans JETP Lett. 3 : 288-289 (1966)

6.2 Articles sur les particules :

Article 18 « Structure topologique des charges élémentaires et symétrie CPT », dans «  Problems of Theoretical Physics », ouvrage dédié à la mémoire de I.E. Tamm, Naauka, Moscou, 1972, pp. 243-247

6.3 Articles de I. D. Novikov

Article N1 (Titre Inconnu) ZhETF Pis'ma 3 : 223 (1966) ; Traduction dans JETP Lett. 3 : 142 (1966) - Ast. Zh. 43 :911 (1966) ; Traduction dans Sov. Ast. 10 :731 (1967)

Article N2 en collaboration avec Ya. B. Zel'Dovitch, Relatyativistskaya astrofizika, Nauka, Moscou (1967) ; Traduction dans Relativistic Astrophysics , Vol. I : Stars and relativity , Vol. 2 : The Universe and Relativity , University of Chicago Press, Chicago (1971).


Notes

[Note 1] C signifie le remplacement de toutes les particules par leur antiparticule, P l'inversion de la droite et la gauche (symétrie-miroir) et T le renversement du temps. Un principe stipule que ces 3 opérations simultanées laissent l'univers invariant (pas de modification de ses propriétés). En revanche, on sait maintenant que, appliquées séparément, elles créent des aymétries.

[Note 2] La violation de l'invariance C était déjà prouvée depuis 1957, date à laquelle la violation de la parité a été démontrée. Etant donné que CP est conservée dans la majorité des cas, là où P est violé, C l'est aussi. L'exemple le plus frappant est - une fois de plus - celui des neutrinos où la conjugaison de charge change l'hélicité.

[Note 3] sauf qu'il est maintenant inscrit dans une théorie plus vaste